33
Frank
Frank fut soulagé quand les roues se détachèrent.
Il avait déjà vomi deux fois de l’arrière du char, ce qui, à la vitesse du son, n’était vraiment pas marrant. Arion semblait distordre le temps et l’espace sous ses sabots, et le paysage qui défilait était flou. Frank se sentait un peu comme s’il avait bu deux litres de lait entier en oubliant de prendre ses médicaments contre l’intolérance au lactose. Ella ne faisait rien pour arranger les choses. « Mille cent kilomètre-heure. Mille deux cents », marmonnait-elle sans s’arrêter. « Mille deux cent cinquante. Vite. Très vite. »
Le cheval traversa le détroit en gardant le cap sur le nord, survolant des îles, des bateaux de pêche et des baleines très étonnées. Bientôt Frank commença à reconnaître le paysage : Crescent Beach, la baie de Boundary… Il avait fait de la voile là-bas, lors d’une excursion avec l’école. Ils étaient entrés en territoire canadien.
Arion toucha la terre ferme et longea l’autoroute 99 vers le nord, si vite que les voitures avaient l’air à l’arrêt.
Et, alors qu’ils arrivaient à Vancouver, les roues du char commencèrent à fumer.
— Hazel ! cria Frank. Le char va casser !
Hazel, comprenant tout de suite ce qui se passait, tira sur les rênes. Manifestement à contrecœur, Arion ralentit. Ils traversèrent les rues de la ville à une vitesse subsonique. Puis ils franchirent le pont Ironworkers Memorial, qui desservait le nord de la ville, et là, les roues se mirent à tinter dangereusement. Enfin, Arion s’arrêta, au sommet d’une colline. Il s’ébroua avec satisfaction, l’air de dire « Voilà ce qui s’appelle galoper, bande d’imbéciles. » Le char fumant se disloqua et Percy, Frank et Ella roulèrent sur le sol moussu et humide.
Frank se releva, jambes flageolantes. Il battit des paupières pour dissiper les taches jaunes qui dansaient devant ses yeux. Percy grogna et se mit à détacher Arion du char démoli. Quant à Ella, elle voletait en rond, toute sonnée, et se cognait dans les arbres en marmonnant : « Arbre. Arbre. Arbre. »
Hazel était la seule à paraître en pleine forme. Elle sauta du dos du cheval, l’air rayonnante.
— C’était trop cool, non ?
— Ouais, trop cool, répondit Frank en ravalant sa nausée.
Arion hennit.
— Il dit qu’il a besoin de manger, traduisit Percy. Pas étonnant, il a dû brûler six millions de calories, au moins.
Hazel scruta le sol à ses pieds et fronça les sourcils.
— Je ne sens pas d’or par ici… Ne t’inquiète pas, Arion, je vais t’en trouver. D’ici là, si tu allais brouter un peu ? On te retrouvera…
L’étalon partit en flèche, laissant un sillage de fumée.
— Vous croyez qu’il va revenir ? demanda-t-elle à ses amis d’une voix inquiète.
— Je ne sais pas, dit Percy. Il a l’air du genre… fougueux.
Frank espérait presque qu’il ne reviendrait pas. Il s’abstint de le dire, bien sûr ; il voyait bien qu’Hazel avait peur de perdre son nouvel ami. Toutefois Arion faisait peur à Frank, et il était presque certain que l’étalon le sentait.
Hazel et Percy sauvèrent ce qu’ils purent des vestiges du char. Il y avait quelques caisses de marchandises Amazon à l’avant, et Ella poussa un cri de ravissement en découvrant un colis de livres. Elle s’empara d’un exemplaire du Guide des oiseaux d’Amérique du Nord, se percha sur la branche la plus proche et se mit à feuilleter le livre si vite que Frank se demanda si elle le lisait ou se contentait de déchirer les pages.
Frank s’appuya contre un arbre et s’efforça de calmer son vertige. Il ne s’était pas encore remis de sa captivité chez les Amazones – poussé dans le hall à coups de pied, désarmé, enfermé dans une cage, traité de poupon par un cheval gonflé de sa propre importance… Tout cela n’était pas pour renforcer sa confiance en lui.
Avant même cet épisode, la vision qu’il avait partagée avec Hazel l’avait secoué. Il se sentait plus proche d’elle, maintenant. Il savait qu’il avait bien fait de lui confier le tison. Ça le soulageait d’un poids énorme.
Il n’empêche… il avait vu les Enfers de ses yeux. Il avait ressenti ce qu’on éprouvait à rester assis pour l’éternité sans rien faire, si ce n’est regretter ses erreurs. Il avait regardé les sinistres masques d’or des juges des morts et s’était rendu compte que lui-même comparaîtrait devant eux un jour, peut-être très proche.
Frank avait toujours rêvé de retrouver sa mère après sa mort. À présent, il se demandait si ce n’était pas impossible pour les demi-dieux. Hazel avait passé environ soixante-dix ans dans les Champs d’Asphodèle, sans jamais croiser Marie Levesque. Frank espérait que sa mère et lui seraient envoyés tous les deux à l’Élysée. Mais si Hazel n’y avait pas eu droit, elle qui avait sacrifié sa vie pour contrecarrer les projets de Gaïa et assumé l’entière responsabilité de ses actes pour que sa mère ne finisse pas aux Champs du Châtiment, quelle chance avait-il ? Frank n’avait jamais rien accompli d’aussi héroïque.
Il se redressa et regarda autour de lui pour se repérer.
Au sud, par-delà le port de Vancouver, les gratte-ciels du centre-ville rougeoyaient à la lumière du soleil couchant. De l’autre côté, les collines et les forêts du parc de Lynn Canyon se mêlaient aux lotissements de Vancouver Nord, avant de rejoindre, plus loin, la nature sauvage.
Frank avait exploré ce parc pendant des années. Il repéra un coude formé par le fleuve qui lui paraissait familier. Puis il reconnut un pin mort, fendu en deux par la foudre, dans une clairière toute voisine. Il connaissait cette colline.
— On est tout près de chez moi, dit-il. La maison de ma grand-mère est là-bas.
— À quelle distance ? demanda Hazel.
— Sérieux, mec ? fit Percy en levant les sourcils. On va chez Mamie ?
— Ouais, faut voir, répondit Frank, qui s’éclaircit la gorge.
Hazel joignit les mains en geste de prière.
— Frank, s’il te plaît, dis-moi qu’elle nous laissera passer la nuit chez elle. Je sais que l’heure tourne, mais il faut bien qu’on se repose, non ? Et Arion nous a fait gagner un peu de temps. Peut-être qu’on pourrait prendre un vrai repas chaud ?
— Et une douche chaude ? renchérit Percy. Dormir dans un lit avec des draps et un oreiller ?
Frank essaya d’imaginer la tête que ferait Grand-mère s’il débarquait avec une harpie et deux amis fortement armés. Tout avait changé depuis l’enterrement de sa mère, depuis le matin où les loups l’avaient emmené vers le Sud. Ça l’avait mis dans une telle colère, de devoir partir. Maintenant, par contre, il envisageait difficilement de revenir à la maison.
Mais ils étaient épuisés, tous les trois. Cela faisait plus de deux jours qu’ils voyageaient sans guère dormir ni manger. Grand-mère pouvait leur donner des provisions. Et peut-être pouvait-elle répondre à certaines questions qui se formaient dans l’esprit de Frank – un soupçon de plus en plus fort quant au don familial.
— Ça vaut le coup d’essayer, décida-t-il. Allons chez ma grand-mère.
Frank était tellement pris par ses pensées qu’il faillit entrer dans le campement des ogres sans s’en rendre compte. Heureusement, Percy le retint.
Ils s’accroupirent derrière un tronc couché au sol, avec Ella et Hazel, et observèrent la clairière.
— Mauvais, murmura Ella. C’est mauvais pour les harpies.
La nuit était tombée. Une demi-douzaine d’humanoïdes hirsutes étaient rassemblés autour d’un grand feu de camp. Debout, ils devaient faire dans les deux mètres quarante – des nabots, comparés au géant Polybotès ou même, aux Cyclopes qu’ils avaient vus en Californie, mais ils n’en étaient pas moins effrayants. Ils portaient des shorts de surf pour tout vêtement. Leur peau était rouge de coups de soleil et couverte de tatouages de dragons, de cœurs et de femmes en bikini. Un animal écorché – un ours, peut-être – était pendu à une broche au-dessus du feu et les ogres arrachaient des lambeaux de chair avec leurs ongles griffus ; ils mangeaient en découvrant des dents pointues et riaient bruyamment. Par terre, près d’eux, traînaient plusieurs filets contenant des sphères de bronze qui ressemblaient à des boulets de canon. Les sphères devaient être brûlantes car elles dégageaient de la vapeur dans l’air frais du soir.
À deux cents mètres de la clairière, de l’autre côté, les lumières de la maison des Zhang brillaient entre les arbres. Si près, songea Frank. Il se demanda s’ils pouvaient contourner discrètement les monstres, mais en regardant sur la gauche et sur la droite, il vit plusieurs autres feux de camp, comme si les ogres encerclaient la propriété. Frank enfonça les ongles dans l’écorce du tronc. Sa grand-mère était peut-être seule, prisonnière dans la maison.
— C’est quoi, ces types ? murmura-t-il.
— Des Canadiens, dit Percy.
— Pardon ? ! fit Frank avec un mouvement de recul.
— Euh, sans vouloir te vexer. C’est comme ça qu’Annabeth les appelait, la fois où on les a combattus. Elle a dit qu’ils vivaient dans le Nord, au Canada.
— Ouais, ben on est au Canada, grommela Frank. Et moi je suis canadien. N’empêche que je connais pas ces oiseaux !
Ella s’arracha une plume et la tourna entre ses doigts.
— Des Lestrygons, dit-elle. Des cannibales. Géants du Nord. Légende du Sasquatch. Oui-oui-oui. Ce sont pas oiseaux. Pas oiseaux d’Amérique du Nord.
— Oui, c’est ça, leur nom, renchérit Percy. Des Lestry… euh, le mot qu’a dit Ella.
Frank regarda les gars de la clairière en fronçant les sourcils.
— Sûr qu’on pourrait les prendre pour des Sasquatch. C’est peut-être de là qu’est née la légende. Ella, tu es futée.
— Ella est futée, acquiesça la harpie, qui tendit timidement sa plume à Frank.
— Euh… merci. (Il fourra la plume dans sa poche, puis s’aperçut qu’Hazel le regardait d’un œil sombre.) Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.
— Rien. (Elle se tourna vers Percy.) On dirait que la mémoire te revient, non ? Tu te souviens de la façon dont vous les aviez battus ?
— Vaguement, répondit Percy, mais c’est encore flou. Je crois que j’ai été aidé. Nous les avons tués avec du bronze céleste, mais c’était avant… tu sais.
— Avant que la Mort se fasse kidnapper. Autrement dit, peut-être que maintenant, ils ne mourraient pas du tout.
Percy hocha la tête.
— Ces boulets de canon en bronze, ajouta-t-il. Faut s’en méfier. Je crois qu’on en avait retourné contre les géants. Ils s’enflamment et ils explosent.
Frank porta instinctivement la main à la poche, puis il se rappela que c’était Hazel qui avait son tison.
— Si nous provoquons une explosion, fit-il remarquer, les ogres des autres camps vont rappliquer en courant. Je crois qu’ils encerclent la maison, ce qui voudrait dire qu’il y en a bien cinquante ou soixante.
— C’est un piège, alors. (Hazel regarda Frank.) Et ta grand-mère ? Il faut qu’on l’aide.
Frank sentit une boule dans sa gorge. Jamais, au grand jamais, il n’aurait imaginé que sa grand-mère ait besoin qu’on lui porte secours, mais là, il se mit à forger des scénarios de combat dans sa tête – comme il le faisait au Camp Jupiter pendant les jeux de guerre.
— Il nous faut une diversion, suggéra-t-il. Si on parvenait à envoyer ce groupe dans la forêt, on pourrait se faufiler jusqu’à la maison sans attirer l’attention des autres.
— Si seulement Arion était là ! dit Hazel. Avec lui, je pourrais entraîner les ogres à ma poursuite.
Frank décrocha sa lance, qu’il portait en bandoulière.
— J’ai une autre idée, dit-il.
Il n’avait aucune envie de le faire ; la pensée d’invoquer Gray lui faisait bien plus peur que le cheval d’Hazel, mais il ne voyait pas d’autre solution.
— Frank, tu ne peux pas les attaquer ! dit Hazel. Ce serait du suicide !
— Je ne vais pas attaquer. J’ai un ami… écoutez, personne ne hurle, d’accord ?
Il planta sa lance dans le sol et la pointe se brisa.
— Oups ! fit Ella. Fini la pointe de lance. Fini-fini.
Le sol trembla. La main squelettique de Gray perça la surface. Percy empoigna son épée, et Hazel fit un bruit de chat crachant une boule de poils. Ella disparut et se rematérialisa au sommet de l’arbre le plus proche.
— C’est bon, assura Frank, je le contrôle !
Gray s’extirpa du sol. Il ne semblait nullement avoir souffert de sa rencontre avec les basilics. Dans sa tenue de camouflage et ses bottes de combat, avec sa chair grise translucide qui recouvrait ses os comme du flan phosphorescent, il avait l’air comme neuf. Il tourna ses yeux de spectre vers Frank et attendit les ordres.
— Frank, glissa Percy, c’est un spartus. Un guerrier-squelette. Ce sont des tueurs. Ils sont maléfiques. Ils…
— Je sais, interrompit Frank avec amertume. Mais c’est un cadeau de Mars. Et pour le moment c’est tout ce que j’ai. Bon, Gray. Tes ordres : attaque ce groupe d’ogres. Entraîne-les vers l’ouest en faisant diversion pour qu’on puisse…
Malheureusement, dès le mot « ogres », Gray cessa d’écouter. Peut-être ne comprenait-il que les phrases courtes. Il s’élança vers le feu de camp.
— Attends ! s’écria Frank.
Trop tard. Gray s’arracha deux côtes à travers sa chemise et il fit le tour du feu de camp à toute vitesse, en poignardant les ogres dans le dos un à un, sans leur laisser le temps d’émettre le moindre son. Six Lestrygons extrêmement surpris s’écroulèrent l’un contre l’autre telle une couronne de dominos, puis tombèrent en poussière.
Gray se mit à piétiner les cendres et les disperser en tous sens, pour empêcher les géants de se reformer. Quand il estima qu’ils ne risquaient plus de le faire, Gray se mit au garde-à-vous, adressa un bref salut militaire à Frank puis s’enfonça dans le sol de la forêt.
Percy se tourna vers Frank, les yeux ronds.
— Comment as-tu…
— Fini les Lestrygons ! (Ella vint les rejoindre à tire-d’aile.) Six moins six égale zéro. Les lances c’est bon pour les soustractions. Oui-oui-oui.
Hazel regardait Frank comme s’il s’était lui aussi changé en squelette-zombie. Le garçon crut que son cœur allait se briser, mais il la comprenait. Les enfants de Mars étaient marqués par le sceau de la violence. Ce n’était pas un hasard, si Mars avait pour emblème un javelot ensanglanté. Comment Hazel n’en serait-elle pas épouvantée ?
Il toisa d’un œil sombre la pointe brisée de sa lance. Il aurait préféré avoir n’importe qui pour père, sauf Mars.
— Allons-y, dit-il. Ma grand-mère est peut-être en danger.